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J.C. Heudin - F. Le Diberder - S. Sikora - B. Andrieu - M. Schoenauer


Mondes Virtuels et Vie Artificielle

Jean-Claude Heudin
Institut International du Multimédia
Pôle Universitaire Léonard de Vinci
92916 - Paris La Défense Cedex

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Imaginez un monde virtuel habité par des créatures numériques qui nous sembleraient aussi vivantes que vous et moi. Imaginez un monde virtuel aux graphismes et aux animations en trois dimensions réalistes, et doté de ses propres lois physiques et biologiques. Cet univers digital pourrait nous être familier, reproduisant certaines propriétés de notre réalité, ou bien nous étonner de par ses différences avec le monde qui nous entoure.

Pendant des années, l'intelligence artificielle (IA) a essayé de reproduire les capacités cognitives de notre cerveau sur des ordinateurs. Les chercheurs de ce domaine ont créé des "cerveaux artificiels", mais les résultats n'ont jamais été à la hauteur de leurs ambitions ou espérances. Une des raisons de cet échec réside dans le fait que le cerveau est l'un des systèmes parmi les plus complexes que nous connaissons. Même aujourd'hui, malgré les progrès récents de la neurobiologie, la compréhension de ce réseau composé de plusieurs milliards de neurones reste encore très parcellaire. Une autre raison importante est que le cerveau représente une partie intégrante d'un individu enraciné dans son milieu. Comme le reste de l'organisme, il est le résultat de plusieurs millions d'années d'évolution. Un tel système complexe évolutif ne peut donc être créé ex nihilo indépendamment d'un organisme considéré comme un tout.
Depuis 1987, la vie artificielle (Alife) s'est efforcée de synthétiser, sur des ordinateurs et d'autres médias, des créatures simples mais capables de reproduire les fonctions essentielles qui nous semblent être à la base du vivant [1]. Parmi celles-ci, citons la capacité de développer une morphologie et des comportements à partir d'un génotype, ou bien encore celle de se reproduire et, par conséquent, d'évoluer. La vie artificielle, de par ses méthodes originales et ses résultats, a marqué sans aucun doute une avancée majeure au sein des sciences de la complexité. Néanmoins, tout biologiste sait qu'une espèce est le produit des nombreux processus de co-évolution avec les autres espèces et son environnement. De la même manière qu'un cerveau ne peut être séparé du reste de l'organisme, les créatures vivantes ne peuvent être séparées du monde qui les a créées.
La prochaine évolution nous semble être celle de la synthèse de mondes virtuels, considérés comme des touts cohérents. Cette nouvelle approche multidisciplinaire, héritière de la vie artificielle, représente bien plus qu'une nouvelle tendance de la recherche. En effet, mener à bien un tel projet nécessite la coopération de plusieurs domaines de la science, des technologies et des arts.

Du point de vue scientifique, les mondes virtuels soulèvent des questions fondamentales sur la complexité et la réalité. Dans l'univers réel, des particules élémentaires aux amas de galaxies, nous pouvons observer des phénomènes d'une grande complexité. Les recherches effectuées par les sciences traditionnelles, comme la physique et la biologie, ont montré que les composants de ces systèmes complexes pouvaient être simples. C'est maintenant un problème crucial de comprendre les principes universels qui donnent à un grand nombre d'agents en interaction la capacité de s'auto-organiser pour produire les structures ou les comportements que nous observons. Dans ce contexte, les mondes virtuels proposent une approche synthétique pour étudier ces phénomènes à tous les niveaux d'échelles. De ce fait, cette approche complète la démarche analytique par l'apport de nouveaux outils et méthodes.

Ces dernières années, les termes "mondes virtuels" ont essentiellement été utilisés pour décrire les applications de la réalité virtuelle. Nous étendons ici le sens de ces termes à l'ensemble des expériences visant la synthèse de mondes numériques sur ordinateurs [2]. La création d'un univers artificiel semble être une tâche difficile si nous souhaitons créer un monde à la fois complet et réaliste. Une telle discipline doit bénéficier des avancées récentes de nombreuses technologies : infographie en trois dimension et réalité virtuelle, simulation des systèmes physiques, vie artificielle et évolution artificielle, programmation orientée-objet et nouvelles architectures informatiques, pour ne citer que les plus évidentes.

Comme nous l'avons souligné, l'approche scientifique des mondes virtuels tente de comprendre l'évolution du simple vers le complexe par une approche synthétique. Elle représente une sorte de microscope ou de télescope qui nous permet de voir ce qui sinon ne pourrait être vu. L'art y trouve sa place comme un contrepoids et un complément, de telle manière qu'ensemble, ils complètent le processus de découverte. En effet, tout scientifique souhaitant comprendre ou expliquer la complexité doit créer un nouveau vocabulaire, souvent visuel, pour le faire. C'est un processus qui relève autant de l'imagination et de l'esthétique que de la rigueur et du rationnel. C'est la première raison qui justifie une collaboration étroite avec des artistes. La seconde réside dans le fait que les mondes virtuels représentent une forme d'expression artistique prometteuse. Lorsque nous parlons d'art, nous pensons généralement à un objet physique, comme un tableau ou une sculpture. Néanmoins, une pièce artistique réside également dans les émotions et les concepts qui sont produits par notre intellect. Les œuvres synthétisent ainsi des sortes d'univers virtuels dans nos esprits, mais ces expériences mentales ne sont généralement pas interactives. Avec l'approche des mondes virtuels, fondée sur l'utilisation des réseaux d'ordinateurs, une nouvelle forme d'expression artistique immersive et interactive est en train de naître.

Les mondes virtuels représentent une perspective fascinante à l'aube du troisième millénaire. Ce domaine hérite des travaux effectués dans les sciences de la complexité et plus spécifiquement de la vie artificielle dont ils étendent les objectifs, au delà du biologique, à toutes les échelles du monde physique. Ils soulèvent également de nombreuses questions philosophiques sur la réalité et notre place dans l'univers. A côté des travaux de recherche et des développements technologiques, des débats philosophiques et épistémologiques, des productions artistiques, pourquoi une telle approche devrait-elle être soutenue ?
Il existe de nombreuses raisons pour cela, mais l'une des plus importantes réside dans les applications potentielles : jeux en réseau, simulations, universités et musées virtuels, commerce électronique, communautés virtuelles, et bien plus encore, jusqu'à des applications auxquelles nous n'avons encore jamais pensé.


Références

[1] Heudin, J.C., 1994, La Vie Artificielle, Editions Hermès Sciences, Paris.
[2] Heudin, J.C., 1998, L'évolution au bord du chaos, Editions Hermès Sciences, Paris.
[3] Heudin, J.C., 1998, Virtual Worlds - Synthetic Universes, Digital Life, and Complexity, Perseus Books, Reading (USA).

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